Je vis au Népal depuis plus de deux ans maintenant, et pas un jour ne passe sans que je pense à des tremblements de terre. Je savais que j’allais dans une région où les experts avaient prédit que tôt ou tard un violent séisme aurait lieu. J’ai une tendance à trop me préparer, une habitude sans doute acquise au cours de mes 20 années d’expérience sur la route comme correspondante à l’étranger : je n’avais pas un mais trois sacs de survie spécialement prévus pour les tremblements de terre, avec vêtements de rechange, trousse de premiers soins, piles et produits alimentaires de base. Certains sacs sont plus gros que d’autres pour les affaires d’hiver, et tous sont à des endroits différents dans la maison et le jardin.
Le séisme de magnitude 7,8 a frappé le centre du Népal le 25 avril 2015. Une vague déferlante a déplacé la vallée de Katmandou de 1,50 mètres en cinq secondes et a été suivie par des centaines de répliques, petites et grandes. J’ai alors réalisé combien j’en savais peu sur le sol sur lequel je vivais. Cette catastrophe naturelle a fait plus de 9 000 morts, des dizaines de milliers de blessés et 3,5 millions de sans abri.
Un tremblement de terre ne se produit pas une fois pour toute, la menace de son retour plane constamment. Les sens sont aux aguets, la peur est tapie dans un coin de la tête et l’esprit est incapable d’écarter ces pensées qui vous hantent. Un conseiller de l’école de mon fils, parlant aux parents des semaines après le premier tremblement de terre, a donné cet important conseil: «Quand votre enfant vous dit qu’il a peur, ne répondez pas que tout ira bien. Il n’y a pas moyen de garantir que tout ira bien. Votre enfant doit être conscient que le tremblement de terre peut revenir, c’est la meilleure façon de s’y préparer».
Une journée ordinaire
Le 25 avril, mon mari John est aux États-Unis pour un voyage d’affaires et j’entreprends avec mon fils Lucas nos activités rituelles du samedi. Nous nous sommes levés tôt pour promener notre chien Biko, un Rhodesian Ridgeback, dans les champs en contrebas de notre maison. Lucas a fini ses exercices de violon. Nous commençons notre descente en voiture vers Patan, ville voisine jumelle de Katmandou, pour aller prendre une pizza. A l’approche d’un pont sur la rivière Nokhu, je sens que quelque chose ne va pas. Je pense d’abord à une crevaison. Un motocycliste tombe de sa moto et glisse sur la pente de la route et je pense que c’est moi qui l’ai heurté. J’ai peine à garder le contrôle de la voiture qui embarque brusquement sur deux roue puis retombe brutalement. Je vois des murs de briques s’effondrer et des arbres se pencher vers le sol puis se redresser comme sous l’effet d’une tempête. Partout, les gens hurlent. Je stoppe sur le bas-côté, je coupe le contact, je mets le frein à main et je dis à Lucas : « C’est un tremblement de terre. Mets ta tête entre les genoux ».
Le reste de la journée se passe sous adrénaline. Nous sommes rentrés à la maison. Elle m’a l’air intacte. Biko est très content de nous voir. Je dis à Lucas de rester à l’extérieur et je fais des allers-retours rapides pour chercher de la nourriture, des couvertures, mon ordinateur et mon appareil de photo et autres articles de première nécessité. Je m’attends à des répliques mais sans avoir une idée de leur force ni des dégâts qu’elles peuvent créer.
Une demi-heure environ s’est écoulée depuis le premier tremblement et, alors que, accroupie, je suis en train d’essayer d’ouvrir un coffre-fort pour en extraire nos passeports et de l’argent liquide, j’entends un craquement sourd et la maison est secouée de haut en bas avec une force qui me renverse en arrière. Dans la cour, Lucas m’appelle en criant et je dévale les escaliers. Je décide de rester hors de la maison pendant un certain temps. Émotionnellement épuisé, Lucas s’endort sur la couverture de Biko et je monte une tente dans le jardin. Elle sera notre refuge pendant deux semaines.
Au crépuscule, nous nous aventurons à pied hors du jardin en descendant la colline d’environ 500 mètres vers Khokana, une des plus anciennes villes de la vallée. Un nuage de poussière stagne sur la ville la plus grande partie de la journée. C’est seulement en atteignant l’agglomération que nous découvrons la puissance du séisme. Plus de la moitié des édifices traditionnels en adobe sont tombés en miettes. Des murs de briques se sont écroulés par pans entiers. Le temple Indrayani, en forme de pagode, un bâtiment massif de trois étages sur la place est dangereusement penché, ses murs zébrés de fissures. Miraculeusement, car il était midi passé et la plupart des gens étaient hors de leurs maisons, on ne compte que 14 morts.
Avant et après
Avant le tremblement de terre, on me demandait souvent si j’aimais vivre au Népal. J’aime le Népal. En dépit de sa pollution massive, de ses coupures d’électricité quotidiennes en hiver, de ses légendaires embouteillages et de l’omniprésence des ordures, le Népal m’a conquis par sa beauté naturelle, sa spiritualité et aussi la chaleur, la bizarrerie et la bonne humeur de ses habitants qui aiment à répéter: «Nous survivons et nous existons non pas à cause de notre gouvernement, mais en dépit de lui.»
Je dois beaucoup à mes amis népalais, collègues et voisins qui sont immédiatement venus s’assurer que nous étions indemnes. Keshav, notre cuisinier, ex-révolutionnaire marxiste-léniniste, qui me sert aussi d’interprète et d’éclaireur plein d’astuces pour mes reportages, a quitté sa maison gravement endommagée pour venir chez nous ce premier soir ; il construit un abri de toile improvisée pour notre équipement de survie; il y dort avec Biko. Je suis monté derrière lui avec Lucas sur sa moto pour mon reportage sur les destructions de la vallée. Sans plus d’accès à l’internet, nous avons trouvé une connexion et la meilleure des compagnies auprès de mes amis, Kunda et sa femme Milan. Assis dans le jardin, nous essuyons de fortes secousses. Des collègues de mon mari à la Banque mondiale, dont certains sont venus au bureau dans les premières heures pour recenser tout le personnel, forment une autre famille spontanée.
Pour la première fois, je vis l’histoire que je rapporte. Le tremblement de terre nous a tous affectés, d’une manière ou d’une autre, dans les 14 des 75 districts du Népal. C’est une forme de langage que nous partageons tous. À Katmandou, pendant des semaines les gens se saluent et interrogent : «Où vous trouviez-vous pendant le séisme ?» Et après une réplique plus forte qu’une autre : «Avez-vous senti celle-ci ?» Après une puissante secousse, à cinq heures du matin, un ami me tweete : «Debout là d’dans ! Elle est forte !» Nous formons une grande communauté. Nous souffrons tous d’hallucinations post-sismiques, la sensation que la terre bouge alors qu’elle est immobile. La première semaine après le tremblement de terre je n’ai jamais embrassé et ni été embrassée par autant de gens, même lorsque je les connaissais à peine.
Retour aux États-Unis
De retour aux États-Unis pour les vacances cet été, de nombreux amis me demandent pourquoi je ne suis pas partie immédiatement après le 25 avril. Beaucoup d’étrangers sont partis. Katmandou a connu un exode. Les ambassades, le DFID, agence du gouvernement britannique qui supervise l’aide internationale, ont évacué les familles et le personnel non essentiel. Plus de 300 000 travailleurs migrants originaires de l’Inde et d’autres régions du Népal ont quitté Katmandou dans les jours qui ont suivi.
Oui, j’aurais pu partir aussi. J’étais certainement inquiète au sujet de Lucas et de sa sécurité. Mais mon mari John était de retour au Népal et travaillait. Pour lui, c’était maintenant que l’aide était la plus nécessaire au Népal et le moment de partir n’aurait pas été plus mal choisi. Et puis, je faisais ce reportage. La Banque mondiale avait donné à tous ses employés et leur famille la possibilité d’être d’évacués. Seules environ 400 personnes en fin de compte ont choisi de le faire. Lucas a préféré rester tant que ses deux parents étaient au Népal. John et moi avons pensé que si nous quittions ce lieu que nous appelons notre pays, la leçon était que quand les choses tournaient mal, la solution la plus simple était de laisser à d’autres le soin de résoudre le problème.
Avec plus de 30 000 salles de classe détruites, les écoles du Népal dans les districts touchés ont été fermées pendant près de deux mois. Katmandou a trois écoles internationales. L’école française a fermé immédiatement et le directeur a quitté le pays avec son bébé ce premier soir et l’école est restée fermée le reste du trimestre. L’école américaine a rouvert après deux semaines. La British School, où Lucas est inscrit, a rouvert trois jours après le tremblement de terre. Elle est restée ouverte même après la réplique de magnitude 7,3 le 12 mai, date à laquelle toutes les salles de classe ont déménagé en plein-air. L’école et son personnel ont joué un rôle essentiel pour donner un sentiment de normalité aux enfants de l’école et à leurs parents.
Dans les premières minutes mêmes du tremblement de terre, j’ai su que je ne pouvais pas partir. Le Népal est mon pays. Je dois au Népal, et à mes amis parmi ses habitants, la loyauté qu’ils attendent naturellement de moi, et j’essaie de montrer ma solidarité du mieux que je peux: en écrivant.
About the Author :
Marc Rognon a rejoint le Lycée en octobre 2016 en tant que Digital Communications Manager. Il apporte au Lycée son expérience de journaliste de télévision, de consultant média et de project manager. Après près de 10 ans à France24 en tant que Chef d’édition et Rédacteur en Chef, il a passé un an en Irak où il a participé à la création de la première chaîne d’information du pays. Il a ensuite formé des journalistes dans divers médias en Afrique de l’ouest et au Maghreb. Il est passionné par les voyages, la découverte et la compréhension d’autres cultures et langues.