Penser l’autre

 

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Corine Pelluchon au Lycée Français de New York le 11 octobre 2013.

De la visite de la philosophe Corine Pelluchon on retiendra l’idée qu’il y a dans l’animal et tout organisme vivant en général, un être sensible en déploiement. Sous cette perspective il ressort quelque chose d’universellement partagé et ouvrant la voie à une réflexion sur l’éthique, notion jusque là uniquement fondée sur l’Homme, lequel était alors considéré indépendamment de sa dimension naturelle et animale.

Ce souci critique qui anime les travaux de notre invitée nous oblige alors à penser l’éthique au-delà de la liberté autonome telle qu’on la définit depuis Kant, lequel excluait de sa morale toute la dimension naturelle et animale de l’Homme ; dimension sensible et, partant, vulnérable. Ainsi, dans son travail sur l’éthique de la vulnérabilité, Corine Pelluchon offre la possibilité d’un dépassement de la morale humaniste moderne pour une élévation de l’éthique à la sphère de la vie, de la nature et, donc, de l’environnement.

Si la nature peut être décrite comme un système, ou un système d’éco-systèmes, il faut y voir un processus dynamique, toujours en cours d’élaboration, d’adaptation et de transformation ; et c’est un système dont nous faisons partie et que la philosophie a longtemps manqué de questionner en niant la dynamique intrinsèque de l’homme comme être vivant, si bien que la pensée s’inscrit dans une opposition des êtres (homme et animal) : « le propre de l’homme », confondu d’ailleurs avec l’essence, fait alors forcément l’objet d’interminables et stériles débats entre philosophes et scientifiques, comme a pu en témoigner Pascal Picq l’an passé.

Reconnecter l’animal en l’homme

En effet, lorsque l’on se situe du point de vue de la philosophie on a tendance à séparer l’homme de son animalité, si bien qu’on manque une partie de l’objet d’étude ; mais lorsque l’on se situe du point de vue naturaliste-scientifique, lequel exclut souvent la philosophie précisément parce qu’elle met de côté l’animalité de l’homme, on s’interdit alors toute définition de l’esprit, et c’est alors cette autre partie de l’homme qui est inconnaissable.

La conférence de Corine Pelluchon a permis d’ouvrir nos élèves vers une prise de distance critique dans cette dispute moderne qui ne fait que séparer les champs d’investigation au lieu de leur permettre de travailler ensemble. Cette critique ne consiste pas toutefois à sacrifier la rationalité des systèmes juridiques, politiques, moraux et éthiques hérités de la philosophie qui est enseignée aux terminales. Elle ouvre au contraire ces derniers à ce qu’est fondamentalement la philosophie dans son intention et son actualité elle-même vivante et donc en perpétuelle transformation d’elle-même, c’est-à-dire son actualité critique.

Corine Pelluchon, le 11 octobre 2013, au Lycée Français de New York.

Pour finir on dira que cette introduction aux travaux de Corine Pelluchon permet de comprendre en quoi l’autonomie, c’est-à-dire la capacité à s’autodéterminer, est en vérité une continuité du vivant puisque celui-ci contient déjà le principe de sa détermination ên auto, comme le disaient les Grecs pour signifier, autrement dit, que l’organisme vivant a cette capacité à se générer lui-même et pour lui-même. Certes, l’éthique relève bien de la capacité de l’esprit et de l’esprit seul à se déterminer à agir conformément à des lois qui lui sont propres et de telle manière à pouvoir, par exemple, résister à son instinct de survie pour se dresser contre un tyran.

On croit alors souvent pouvoir dire à partir de là que la liberté est l’arrachement à la nature, alors que ce n’est là en vérité qu’une simple conséquence de notre liberté mais non sa définition ou son essence. Aussi on a longtemps posé la nature comme l’ennemi, l’extérieur et l’antinomie de la liberté. Pourtant, ce qui est essentiel dans la liberté, c’est la capacité de l’esprit à déterminer lui-même ses propres règles et cela ne signifie en rien qu’elles doivent systématiquement être opposées à la nature car la liberté, comme Sartre le disait, peut tout aussi bien relever d’une accommodation avec notre environnement, ce qui est encore une façon de définir ses propres règles. Aussi il est temps, certainement, que notre époque sorte de la conception antique d’une nature extérieure et ennemie et de la conception moderne d’un sujet-citadelle, au profit d’une pensée de l’adaptation durable de nos modes de vie à notre environnement, laquelle devient urgente.


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